A Thuillières, les jeunes dépendent de leurs parents pour se déplacer, mais ça n’est pas forcément qu’un problème. Dans une étude en cours réalisée pour le Laboratoire de la mobilité inclusive, deux chercheurs montrent comment la mobilité est vécue par des enfants, des jeunes et leurs parents, dans un village qui a perdu son école et tous ses services. Malgré la contrainte du « tout voiture », les habitants ne semblent pas prêts à renoncer à leurs habitudes, à moins peut-être d’être impliqués dans une démarche qui ne leur serait pas imposée de l’extérieur.
Réunissant des partenaires variés tels que l’Ademe, le Conseil national des missions locales, Pôle emploi ou encore des associations et fondations et des entreprises telles que Total et Transdev (1), le Laboratoire de la mobilité inclusive (LMI) a présenté le 29 novembre à la presse les premiers enseignements d’une étude qualitative sur la mobilité des jeunes en territoire rural. La recherche porte sur les enfants et jeunes de Thuillières (120 habitants en 2016) dans les Vosges. Elle est conduite par un sociologue, Alain Mergier, et un docteur en sciences de l’éducation, Gérard Hernja – ce dernier habitant le village. Alors qu’il ne reste qu’une vingtaine d’enfants et jeunes à Thuillières, les chercheurs mettent en avant l’impact de la fermeture de l’école sur la vie locale (« l’école ferme et tout le reste ferme aussi ») et sur l’attractivité du village pour de jeunes couples qui « rechignent à s’installer ».
Une mobilité dépendante de la voiture et des parents
L’étude est centrée sur la notion d’éducation à la mobilité dans un territoire rural, « lieu particulier » caractérisé par « l’absence de diversité dans les solutions transport mais aussi dans les métiers et les avenirs sur place ». « Six jeunes sur dix ont dû renoncer à une activité sociale, de loisir, à un emploi ou une formation en raison de difficultés liées aux déplacements », rappelle un rapport du Conseil d’orientation des politiques Jeunesse (COJ) de juillet 2019 consacré aux mobilités des jeunes. Un rapport qui mettait l’accent également sur le coût du transport – 18% du budget des jeunes de 18 à 30 ans – et sur les inégalités liées aux aides que les parents peuvent apporter, ou non, à leurs enfants.
A Thuillières, Gérard Hernja observe un dispositif de mobilité des plus jeunes qui repose largement sur la disponibilité des parents. En dehors du bus de ramassage scolaire qu’ils empruntent matin et soir, les enfants sont en effet véhiculés en voiture par leurs parents pour l’essentiel de leurs déplacements. Le chercheur décrit cette situation comme contraignante, mais plutôt bien vécue par les parents comme par les jeunes, comme un accompagnement progressif vers l’autonomie. Les enfants « font très tôt l’expérience de la mobilité » puisque l’école maternelle est à Vittel. Ils développent ensuite un cercle de relations sociales plus large que leur seul village et deviennent souvent internes dès le lycée à Mirecourt ou Epinal. A part ceux qui ont le projet de reprendre l’exploitation ou l’entreprise familiale, « les jeunes ont tous intégré l’idée que, à un moment ou un autre, ils devront partir », ajoute Gérard Hernja.
Penser les dispositifs multimodaux avec les habitants
Le chercheur habitant le village et père d’une jeune fille de onze ans se sent directement concerné par le rapport ambivalent à la mobilité qu’il observe à Thuillières. « On nous a rendus dépendants de la voiture et maintenant on nous dit ‘il faut rouler moins, vous êtes des pollueurs' », témoigne-t-il, se faisant l’écho d’expressions beaucoup entendues au moment de la crise des gilets jaunes. Gérard Hernja décrit ainsi une grande méfiance à Thuillières, voire une hostilité vis-à-vis de toute autorité publique, notamment de la communauté de communes ; seul le maire y échapperait. « Les personnes dans le village ne croient pas beaucoup aux solutions qu’on cherche à nous imposer de l’extérieur, telles que le covoiturage », poursuit-il. Et, lorsqu’on interroge les habitants sur leurs besoins, « de façon très paradoxale, ils ne savent pas répondre ». « Il y a eu des lignes de bus, mais personne ne les prenait », constate l’habitant-chercheur, avant d’estimer que la « revitalisation » du village passera d’abord par sa vie associative, avec notamment une association culturelle qui « ouvre le village vers l’extérieur ».
D’autres monographies de ce type devraient être réalisées, pour mettre en avant des phénomènes liés aux spécificités d’autres territoires. En attendant, le LMI a porté dans le cadre des assises de la mobilité et de la loi d’orientation sur les mobilités (LOM) des propositions sur l’apprentissage de la mobilité, avec la notion de « continuum éducatif » global intégrant les questions de sécurité routière et d’acquisition d’une « compétence mobilité » – propositions notamment détaillées dans le rapport du COJ.
Pour Valérie Dreyfus, déléguée générale du LMI, il importe plus globalement de s’intéresser prioritairement à la « capacité des populations à accéder aux offres ». Selon elle, si des dispositifs multimodaux « ont du mal à passer à l’échelle », c’est qu’ils sont rarement « pensés avec les habitants ». Sur les démarches visant les territoires ruraux (voir nos articles des 20 septembre et 21 novembre 2019) comme sur les mesures destinées à promouvoir une « mobilité solidaire » à l’article 6 de la LOM, Valérie Dreyfus plaide pour des démarches « qui partent du terrain et captent le ‘système D’ de chaque territoire », ou encore pour des projets de « mobilité inversée ». Le LMI tiendra ses 6es Rencontres de la mobilité inclusive le 5 février 2020, sur le thème de la mobilité dans les territoires ruraux.
(1) Créé initialement par l’association Wimoov et Total, le Laboratoire de la mobilité inclusive compte aujourd’hui 18 partenaires (Wimoov n’en faisant plus partie) : l’Ademe, AG2R La Mondiale, le Réseau Apreva, la Croix-Rouge française, l’Ecole d’urbanisme de Paris, Face, Fastt, la fondation Macif, le groupe La Poste, Keolis, la fondation Michelin, Mob’in, Pôle emploi, la fondation PSA, le Secours catholique, Total, Transdev et la SNCF.
Par Caroline Megglé, journaliste Banque des Territoires
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